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15/10/2013

Une synthèse de l'essai de Maurice Zundel "Croyez-vous en l'homme ?" (Cerf, 2010)

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"Maurice Zundel est un génie : génie de poète, génie de mystique, écrivain et théologien, et tout cela fondu en un..." (Paul VI). Synthèse de ce livre par Anne Josnin et Serge Lellouche (Fraternité des chrétiens indignés) :

 


Préface - La compétition atomique, dont il est superflu de dénoncer la folie, prouve, avec une tragique évidence, que l'homme ne croit pas en l'homme. Il croit en son savoir, il croit en sa puissance : il ne croit pas en sa valeur. C'est pourquoi il accepte si allègrement la mort des autres (et quelques fois la sienne propre) au nom des « principes » qui triomphent dans les cimetières.

Il est étrange qu'à une époque qui se veut démocratique, où tous les peuples sont donc censés se gouverner eux-mêmes, aucun geste efficace n'ait encore opposé un veto massif à la menace terrifiante qui pèse sur tous les hommes. Rien ne révèle mieux que cette inconscience universelle, qui livre notre avenir au hasard de passions imbéciles, la distance de l'homme à lui-même.

Il faudrait évidemment une autre voix que la nôtre pour l'éveiller de sa léthargie. Ce livre devrait être le cri d'un prophète, l'appel d'un nouveau François d'Assise. Il n'exprime que la douleur et l'espoir d'un homme parmi des millions d'autres.

Nous espérons que d'autres voix ajouteront tout ce qui manque à la nôtre, en clamant cet appel jusqu'à ce qu'il soit entendu.

 

L'homme réel et l'homme possible - En pleine guerre sur un cuirassé britannique, un marin, surpris par une crise d'appendicite, doit être opéré sans délai. Pour ce, le navire doit être immobilisé. Le risque est immense en cette époque où les sous-marins ennemis causent le plus de ravages. Quelques bâtiments sont appelés à la rescousse, encadrent le premier en partageant son péril. Pour sauver un seul homme, des centaines affrontent ainsi pendant une heure, un mortel danger, dont, par chance, une heureuse issue récompensera l'héroïque acceptation.

Dans la même ligne, nous rencontrons Péguy et tous ceux qui se sont engagés, avec lui et comme lui, dans l'Affaire Dreyfus.

Il est des instants, où les hommes (qui ne cessent de se traquer les uns les autres et qui poussent jusqu'au prodige le génie du massacre où des millions périssent) s'éveillent de leur tragique inconscience, en découvrant soudain, dans une vie en péril, le prix infini de toute vie. L'action immédiate qu'entraîne l'intuition de cette suprême valeur, perçue en raison même du danger qu'elle court, suscite la générosité plus qu'elle n'instruit l'esprit. Un éblouissement qui nourrit le courage, sans que la pensée ait le loisir d'en ordonner la lumière, qui s'éteint, souvent, dans le succès même où elle a conduit.

Ce qui de toute évidence a mobilisé les secours sur le cuirassé britannique, c'est la perception fulgurante chez les sauveurs, d'une possibilité si réelle et si précieuse, qu'elle semblait condenser, en soi, toute la grandeur, toute la dignité, toute l'espérance de l'homme, au point que des milliers d'individus étaient prêts à sacrifier le tout d'eux-mêmes pour cette chance unique avec laquelle ils identifiaient leur propre accomplissement. Ils ont parié pour l'homme possible et ont dégagé le visage authentique de la vie.

Les plus graves problèmes, nous voudrions le montrer, s'éclairent d'une vive lumière, si l'on demeure conscient de l'écart entre l'homme réel et l'homme possible, si l'on observe au prix de quelle transmutation s'opère le passage de quelque chose à quelqu'un.

 

La transcendance humaine - Guéhenno dit : «Qu'importe que l'on nous donne le bonheur, si l'on nous refuse la dignité ». Il proteste contre la confusion du dehors et du dedans, de la condition sociale et de la valeur, et nous rend sensible au caractère de source et de fin de la transcendance. La grande douleur, c'est de se voir refuser cette transcendance, qui est pour un homme la seule possibilité d'exister. La femme pauvre n'est rien sur le plan social, mais le plus dure pour elle est, dans les secours qu'on vient lui apporter, d'être réduite à sa misère.

On ne fait rien pour les autres si on ne ménage leur dignité, si l'on ne reconnaît en eux une valeur infiniment plus grande que le secours qu'on peut leur apporter. On ne tue pas moins son prochain en lui contestant le droit à une existence humaine (avec toutes les dimensions spirituelles qu'elle comporte) qu'en le laissant périr dans un naufrage dont on le pourrait sauver.

Ainsi se constitue, toujours, la valeur où l'homme atteint à la dignité de source et de fin, la transcendance qui fait de lui un bien universel : par un total dépassement de soi, dans le don de soi qui la suscite ou la confirme en autrui. C'est dire que cette transcendance se révèle comme une générosité qui en interpelle une autre pour s'identifier à elle. C'est dans un dépouillement analogue, dont la puissance de rayonnement révèle la plénitude, que Saint François découvrit, dans la pauvreté, l'accomplissement de toutes ses ambitions. Epris de gloire comme il l'était, impatient de conquérir le monde, il comprit que c'était trop peu pour lui. On atteint vite aux limites du monde quand on le veut asservir : ce qu'il fallait, c'est que son cœur n'en eût point. Alors, il pourra aimer le monde gratuitement en l'entraînant en l'offrande qu'il fera de lui-même.

La transcendance humaine s'affirme comme une transcendance ouverte, comme un espace illimité offert à tous et à tout, mais, d'abord, à ce plus-que-soi qui est la raison d'aimer tout ce qui n'est pas lui.

Il convient d'insister sur l'intériorité réciproque des esprits qui se transcendent en ce plus-que-soi, en échangeant l'espace qu'ils deviennent par ce dépassement. Cette communion n'a pas de limites, ni de race ni de classe, ni d'âge ni de sexe. Chacun y participe dans la mesure où il décolle de soi.

 

Les droits de l'homme - Der Geist lebt : l'esprit vit. C'est la réponse que l'on pouvait lire sur les murs de Munich en 1943, la nuit qui suivit la décapitation d'un professeur et de trois étudiants. Ceux qui tracèrent ces mots, au péril de leur vie, nous rendent sensible le prix de la liberté. L'esprit est justement le pouvoir de tout sacrifier pour faire prévaloir un choix qui importe plus que la vie, qui lui donne seul un sens, qui est la vie de la vie.

Mais la plupart des gens n'en demandent pas tant. La liberté pour eux, c'est l'argent qui garantit l'intangibilité de leur vie privée. L'ordre public est assuré quand l'intangibilité de ce privilège est sauf.

A un niveau plus élevé, la liberté devient le monopole d'un groupe et de l'idéologie qui l'inspire. L'individu s'efface ici dans la collectivité. Mais il en prend avantage pour se glorifier en elle, développant un complexe de supériorité qui n'admet pas de limites. Toute vérité, toute justice, toute culture est de son côté. Mais l'inscription de Munich prouve qu'il est possible d'opposer au délire collectif, le jugement critique d'une raison qui a gardé le sens de l'universel.

Quiconque revendique un droit, ne peut le faire, comme les opposants de Munich, qu'au niveau de l'esprit, qui répugne à toute servitude parce qu'il est une source et une fin. Le débat se situe donc bien au delà de la biologie, individuelle ou collective. Pour rendre cette générosité possible, il faut donc écarter tout ce qui s'oppose à son déploiement et changer les structures sociales. Mais on ne peut le faire, sans tenter de sauver la générosité possible des oppresseurs eux-mêmes qui n'est pas moins précieuse ni moins nécessaire que celle des opprimés à l'avènement d'une humanité digne de ce nom.

Le droit périt sans cette droiture intérieure qui l'ordonne à l'esprit et ce n'est plus en son nom qu'on lutte, dès que l'on ne vise plus l'homme possible qu'il veut susciter dans l'homme réel. Ce qui rend tragiquement puéril toutes les déclarations des droits de l'homme, c'est qu'elles supposent acquis ce qu'il est indispensable de conquérir, en se transcendant. Les démocraties, issues de la Révolution française ou inspirées par elle, souffrent constitutionnellement de cette mortelle confusion entre l'homme réel et l'homme possible. Il ne s'agit nullement de renoncer au régime démocratique mais bien plutôt de le réaliser. Le nombre peut être légitimement appelé à dire le droit ; il ne peut le fonder. Ce qui le fonde, c'est l'esprit.

Il faut en dire autant de la loi, qui comporte, comme le droit, une ordination essentielle à l'esprit. Si la loi a répondu d'abord, à une nécessité biologique et si elle doit toujours protéger l'intégrité matérielle de la vie, elle tire toute son autorité des exigences de l'esprit, auxquelles une biologie ouverte, aspire d'ailleurs elle-même à se conformer, pour se réaliser, comme toute chose humaine, en se dépassant.

 

La transcendance divine - Tous ces mots seraient parfaitement inertes s'ils se réduisaient à un assemblage de notions, s'ils n 'étaient vivifiés par une expérience qui les embrase de son feu. Il convient de faire correspondre une réelle transcendance humaine à une réelle affirmation de la transcendance divine, et d'admettre que Dieu et l'homme grandissent ensemble, comme ils subissent ensemble le même décroît, quand un automatisme verbal se substitue au dialogue vivant de la rencontre. On comprendra mieux la portée de cette réflexion, par le récit de cet événement :

«Florence, chapelle des Médicis. Première rencontre avec l'oeuvre de Michel-Ange (…) Aucun bruit. Le silence est parfait () Disponible, simplement, je regarde (…)Le temps s'immobilise. La durée s'accumule en profondeur silencieuse dans un présent qui croît. Il n'y a plus que (le centre invisible) dans l'espace qu'il engendre. Et me voici moi-même à lui tout entier suspendu. Libre de moi comme jamais je ne le fus. Sans mémoire de moi, sans retour sur moi, offert sans réserve dans une adhésion où ma joie même se confond avec l'assentiment total du don que je deviens. Je découvre, enfin, la vie de ma vie, le secret si longtemps enfoui dans l'opacité de ce moi qui vient de s'ouvrir. J'existe, délivré de toute amarre, pur élan vers cet autre en qui j'accède à moi-même. J'étais dehors : Me voici dedans (…) Mon vrai moi était ailleurs. Ou plutôt il n'était pas encore. Il surgit maintenant de cette rencontre, illimité, comme un espace de générosité où circule la présence qui le suscite et le comble.

Je connais désormais la mesure de l'homme. Il n'existe que dans cet échange où « je est un autre ». Il n'est libre que dans cette disponibilité foncière envers l'hôte silencieux qui écarte toute limite. Il n'est créateur qu'en devenant, pour autrui, le ferment discret d'une même libération. Il n'est digne de lui-même qu'en laissant transparaître la vie infinie qui fait de lui une source et une fin ».

Une telle expérience, s'atteste comme la suprême promotion de l'homme.La transcendance divine fait surgir la transcendance humaine où chacun émerge de sa biologie en valeur universelle. Loin qu'elle s'impose du dehors, en nous traitant comme on ferait d'une chose, c'est elle qui nous introduit dans notre intimité. Loin qu'elle limite notre liberté par un despotisme arbitraire, c'est elle qui la fait naître et mûrir dans le don où elle s'accomplit. En se livrant d'abord elle-même à notre consentement, elle nous révèle le circuit d'amour où toute réalité doit venir à soi dans une histoire-à-deux impossible sans notre concours.

C'est pourquoi nous voyons dans la libération effective de l'homme le critère décisif de toute religion authentique. C'est pourquoi nous croyons en l'homme (en chacun) dans l'attente passionnée de sa grandeur possible.

François fut initié avec Dame pauvreté à une nouvelle échelle des valeurs, fondée précisément sur la transcendance divine. Prodigieux tournant, dans l'histoire de l'esprit, que cette identification de la transcendance divine avec la pauvreté. Toute vie spirituelle authentique en comporte le pressentiment. «Dieu n'a rien, Dieu est nu » écrivait déjà Sénèque.

Le dépouillement infini est suprême liberté. Tous les concepts juridiques de domination et de servitude se volatilisent dans ce dialogue de générosité, qui ne connaît que la réciprocité du don où la transcendance divine nous engage, en nous faisant communier à son éternelle pauvreté.

 

Le cercle de Pascal - La mystique des fins ne doit pas faire oublier le réalisme des moyens, ni bien sûr celui-ci celle-là. Ce juste équilibre est tout le problème de la politique. Dans la Cité, coexiste tous les niveaux de développements, et encore moins qu'un législateur monastique, elle ne peut modeler toute son organisation sur le patron de l'homme idéal. La présence du gendarme, de la contrainte en son sein est à cet égard une preuve de réalisme. On ne saurait pourtant en demeurer là.

La contrainte, liée à un ordre biologique qui n'est pas encore humain, doit être justifiée par un motif qui la rende acceptable, en offrant la possibilité de la dépasser. C'est ici qu'intervient la mystique des fins.

Quelle est la mystique des fins dans les Etats dits occidentaux ? Un vague idéalisme d'origine lointainement chrétienne, détaché de sa source, dévalué, bousculé par les trois impératifs du salaire, du sexe et du sport, et achevé d'être déconsidéré par la science. Dans cette biologie collective organisée qu'est la Cité, l'Etat ne saurait guider les bonnes volontés vers une fin intérieure à elles-mêmes, en direction de l'homme possible ; l'homme croit en son savoir et en son pouvoir, mais il ne croit plus en lui-même.

Comment l'expérience de cette rencontre solitaire dont nous avons tenté de pénétrer le secret au chapitre précédent, pourrait-elle devenir communautaire, alors qu'elle constitue déjà pour l'individu une chance si rare et imprévisible ? Elle ne tient place ni dans les conseils de nos gouvernements, ni dans les régimes qui se posèrent en défenseurs de la foi, dans cette Europe chrétienne où l'Eglise s'imposait aux empereurs et aux rois comme un autre pouvoir qui confirmait ou limitait le leur. La suprême tragédie, en effet, fut l'érection, sous le nom du Christ, dans la théocratie byzantine ou médiévale, d'un appareil d'Etat auquel les clercs prêtèrent largement leur appui, pour implanter ou défendre la Cité de Dieu, avec les mêmes armes que tout autre pouvoir.

Il ne faut pas chercher ailleurs les racines de l'hostilité profonde, ou de l'indifférence totale, qui a détourné de l'Evangile tant d'êtres particulièrement capables de le comprendre et de l'aimer.

Celui qui a rencontré la divine Pauvreté ne peut être dupe de ces trahisons. L'Eglise, sous son vrai jour, réalise l'équation parfaite de la communauté et de la solitude, parce qu'elle lie ses membres par un lien sacramentel qui passe par le centre intérieur, où chacun, d'un regard unique, découvre le visage où toutes les âmes confluent, et y puise une vie qui n'assimile qu'en la communiquant. C'est par cette équation de la communauté et de la solitude, vécue dans l'Eglise, que des chrétiens, sans former un parti dans la Cité, pourront lui imprimer ce mouvement de gravitation intérieure qui permet seul de découvrir, dans la conscience de chacun, les assises d'une société enfin humaine, où l'on est à la fois ensemble et seul, et l'identité, à ce niveau, du bien commun et de la valeur personnelle.

L'Eglise n'est pas un ghetto où un peuple élu s'enferme dans sa bigoterie. Elle est sans frontières comme le Christ lui-même. Comment ne voudrait-elle pas parler à ceux qui se croient dehors, et qui la confondent encore avec un pouvoir tyrannique, le langage de leur majorité humaine, dont la revendication est le cri de leur dignité blessée vers l'Amour qui en est l'éternelle et inviolable caution ? Mais ce langage ne sera entendu que si les chrétiens engagent toute leur vie dans un témoignage créateur de justice et de respect qui révèle Dieu comme le fondement en chacun, de la dimension infinie que l'humanité moderne, éveillée par sa révolte au sens de sa grandeur, et, par la science au sens de sa puissance, entend donner à son effort et à son avenir.

 

Du moi viscéral à je-est-un autre - Du point de vue de l'esprit, Hegel le constatait déjà : l'homme n'est pas encore né. Il continue largement de se vivre comme le centre du monde, esclave de sa biologie et de ses convoitises démesurées, notamment celles de sa libido. Ainsi le moi-viscéral se dilate en univers, en rivant l'univers au cordon ombilical de son existence embryonnaire.

Il ne suffit pas, comme peuvent le faire les moralistes les mieux intentionnés, de dénoncer ce mal. Il faut retrouver le lien avec la vie, pour susciter la passion du bien. Seule une authentique présence humaine est capable d'apprivoiser la biologie, en lui offrant la possibilité d'une réalisation infinie dans l'univers de générosité où elle l'introduit. Cette promotion libératrice éclate dans le cri de stupeur des bourreaux d'Auschwitz quand ils voient le Père Kolbe s'offrir à mourir de faim à la place d'un camarade condamné à ce supplice. C'est un tel changement de niveau qu'il s'agit de provoquer.

Mais nous en sommes encore là : une espèce zoologique (dite homo sapiens) biologiquement menacée par les rivalités obscures de psychismes embryonnaires. Ce qui pourrait exister, c'est une solidarité pour la promotion de l'homme en chacun, que chacun éprouverait comme un bien qui ne peut subsister en lui qu'en se communiquant à tous. Mais qui représente une telle possibilité dans les joutes diplomatiques de la scène internationale ? Nous sommes aujourd'hui dans l'impossibilité d'aboutir à une paix qui soit autre chose qu'un armistice inquiet et précaire, toujours confrontés à cet enseignement que la biologie pose toujours des problèmes qui la dépassent et dont il est impossible de trouver la solution à son niveau. Pour sortir de l'impasse il faut que la raison reconquière son domaine propre en optant pour l'homme possible.

Car il ne s'agit pas de détruire, mais d'accomplir, et, après avoir été portés par la biologie, de la porter à notre tour. Tel est exactement le sens cosmique et humain de la chasteté. Si nous laissons l'élan vital à son aveuglement, si nous le transmettons sans lui donner un visage, s'il nous emporte dans sa frénésie, alors tout demeure livré aux impulsions de la biologie, tout, y compris l'usage de nos techniques les plus raffinées. Telle est cette sorte de péché originel, qui est précisément le refus d'une origine où toute l'histoire se récapitule dans la générosité de l'esprit, où toutes les générations deviennent contemporaines dans un regard d'amour, où le genre humain se rassemble tout entier dans une qualité humaine qui ne peut être à tous qu'en devenant consubstantielle à chacun : refus d'être créateur, d'être origine, par une espèce d'avarice qui colle au résultat, qui est possédée par ses possessions.

Quand apparaît un Saint François d'Assise, la vie et le monde sont justifiés. Une source a jailli, inépuisable, où l'Ombrie éternellement fleurit. Le petit pauvre demeure parmi nous, une présence toujours offerte pour nous apprendre ce toucher-d'âme où les mains ne savent plus que donner, dans un univers libéré de sa pesanteur par ses fiançailles avec la divine Pauvreté.

 

L'altruisme de la propriété - La biologie nous tient aux entrailles. Il faut manger. La raison aggrave cette dépendance par le souci du lendemain. Prévoir, c'est se tourmenter.

Toute la mystique du droit de propriété est là : passer de la nécessité à la gratuité, de l'angoisse à la joie, de la servitude à la liberté. Que disait la femme pauvre ? « Comment voulez-vous que je me recueille et que je pense devant mes marmites vides, quand mes enfants ont faim ? ». Ces marmites vides et et ce cœur vacant : il suffisait de rapprocher ces deux plaintes solidaires pour que se dessinât, sur une trame authentiquement fransiscaine, la figure du droit.

Si la sécurité que l'on réclame est uniquement ordonnée à ce don de soi, alors vraiment la pauvreté où François a trouvé son trésor, est la seule légitimation de la propriété, qui est, normalement, l'expression concrète de cette sécurité. Toute la passion avec laquelle François s'attache à extirper de ses disciples le sens de la propriété, ne tend qu'à affermir en eux le dépouillement intérieur qui les rendra entièrement disponibles.

L'élan vital ne peut se répandre dans la joie d'une création gratuite, s'il s'épuise dans la défense d'un organisme qui joue son existence dans une lutte sans répit. C'est pourquoi le premier caractère humain d'une société est de réduire aux moindres frais la dépense biologique par une collaboration qui satisfait aux besoins matériels de manière à libérer l'énergie psychique d'une servitude intolérable. L'homme en effet a autre chose à faire qu'à entretenir sa biologie. Il a autre chose à faire parce qu'il est autre chose.

Le droit mise sur cette chance d'être autre chose. Il nous situe au delà de la biologie, en nous accordant cette inviolable dignité, dans le but de nous mettre devant notre tâche humaine et nous engager à l'accomplir. C'est tout le contraire d'une facilité, d'un privilège dont on pourrait jouir à sa guise. La sécurité qu'il promet est liée à la générosité qu'elle conditionne et qui la fonde. Il ne signifie plus rien quand notre liberté se renie en ne s'ordonnant plus à notre libération. Il est donc absolument impossible de se prévaloir d'un droit authentique pour couvrir son égoïsme.

L'altruisme est constitutif du droit authentique. Comment, par le droit de propriété, pourrais-je réclamer pour moi les conditions matérielles qui me permettent d'accéder à la dignité humaine, de devenir source et fin, et accepter qu'autrui demeure écrasé par sa biologie dans une situation qui l'empêche d'en émerger ?

Il est certain que mon droit de propriété inclut, par essence, celui d'autrui et réclame, de lui-même, les ajustements qui lui en doivent assurer l'usage effectif. C'est par une telle restitution que je réalise pleinement mon droit de propriété, car il n'est pas un privilège dont on puisse jouir à l'abri de sa clôture, mais un hommage à l'esprit, qu'il faut dégager des entraves de la biologie en satisfaisant assez largement aux besoins de celle-ci pour qu'elle se fasse oublier, au profit de la liberté intérieure, suprême bien de la société comme de l'individu, commun et personnel à la fois.

C'est en vue de ce bien qu'il faudrait organiser l'école et l'usine, la ferme et la cité, en faisant de chacun de ces milieux un instrument d'humanisation.

Pour nous borner au monde du travail, il est clair qu'il en faut modifier la structure, s'il s'agit, d'abord, non pas de produire des choses mais de créer l'homme en chacun. Peut-on imaginer quelque chose de plus insensé que la situation d'une jeune ouvrière qui bat le record de vitesse, dans un automatisme sans faille, en travaillant, sans le savoir, pour la guerre à l'autre bout du monde ; de plus tragique que le spectacle de ces millions d'hommes interchangeables, anonymes, sans visage, qui ne sont qu'un geste dans une affaire où ils ne sont pas admis et qui n'a aucun besoin de leur présence humaine ?

Si la propriété, pour autant qu'elle se fonde sur le droit, est axée sur l'esprit, le travail qui la suscite et la fait fructifier doit l'être aussi.

 

La sur-vie - Comment intégrer la mort à la vie ? C'est la question que se pose Hugo à la fin des Mains sales, au nom de l'amour qui le lie à Hoederer qu'il a tué, selon l'ordre du parti. Hoederer n'a pas subi sa mort : il l'a choisie en s'écartant volontairement de la ligne du parti. Il a ainsi intégré sa mort à sa vie, comme Hugo lui-même va le faire, en se livrant aux camarades chargés de le liquider. Par cette mort volontaire, Hugo affirme un règne de valeurs plus précieux que ce qui meurt, où la vie et la mort échappent ensemble à l'absurde, puisque c'est par la mort ici que la vie maintient sa cohérence et sa dignité.

Au niveau de la biologie pure, notre mort ne signifie rien de plus que le terme normal de la lente intoxication qui finit toujours par dissoudre un organisme. Aussi bien, la révolte du jeune tuberculeux qui meurt à vingt-deux ans, après des années de lutte et d'espoir, n'est elle pas le cri de sa biologie qui se défait, mais la fureur de l'homme libre contre le lien monstrueux qui l'enchaîne à cette chimie organique. Pourquoi cette conscience a-t-elle surgi, si elle est condamnée à s'éteindre ? Pourquoi sa dernière clarté doit-elle luire sur sa propre fin ? Si quelque chose en nous peut survoler le temps, n'est-ce pas l'indice de la présence en nous d'une autre durée soustraite à ses limites et que son déclin ne peut atteindre ?

Contrairement au traître qui est mort avant de mourir, l'individu qui accepte d'être torturé et de mourir pour ne point trahir ses camarades entre vivant dans la mort, parce qu'il a dégagé son existence de sa biologie en la concentrant tout entière dans le don qu'il devient en et par sa mort. Il y a des moments, autrement dit, où l'homme n'accède à lui-même que par la mort.

La sur-vie constitue donc une rupture avec le plan biologique dans la mesure où il constitue un obstacle à la liberté et une limite à la générosité. Ou plus exactement, il s'agit de recréer notre biologie et de la pénétrer tellement de liberté et de générosité qu'elle consente au choix héroïque.

Saint François consent entièrement à la mort. Il n'y a plus chez lui le moindre conflit entre la chair et l'esprit. La biologie est passée tout entière du côté de la lumière qui transparaît en elle. En cette apothéose du 4 octobre 1226, il meurt quand il a vaincu la mort, quand la dernière adhérence à la vie organique se rompt dans une dernière offrande. La dépouille qui gît maintenant sur la cendre, respire la paix de l'offrande où la chair s'est dépassée.

La survie a le visage de la pauvreté. Son assurance de ne rien perdre est d'avoir tout perdu. On ne la peut connaître qu'au cœur du silence où l'on se perd entièrement de vue et où l'on ne songe donc aucunement à prolonger sa vie, mais à la donner.

Dès que la sur-vie s'oblitère, le visage humain se banalise et l'individu entre dans la catégorie en prenant le numéro de son clan. Chacun regarde l'autre pour s'ajuster au conformisme du milieu. Et bientôt surgit le chef, coq de village ou foudre de guerre, qui conduit tous ces moutons à l'étable ou à l'abattoir. Cela est plus vrai que jamais aujourd'hui où l'individu est perdu dans l'immense réseau des solidarités techniques sur lesquelles, il n'a aucune prise. Comme chacun en dépend pour sa subsistance, chacun veut, aussi, finalement, que le jeu ne soit pas troublé. Rien n'est donc plus aisé que de perdre un homme en l'accusant de déranger le système. En cet homme, éclate en lui, en son infini personnel, le bien commun de tous.

 

L'oraison sur la vie - Le génie du christianisme est d'avoir identifié cet unique nécessaire avec un au-delà-de-l'homme qui doit devenir intérieur à l'homme, comme une dimension infinie dont chacun est appelé à s'accroître.

Cet au-delà de la biologie est notre premier au-delà. Tel s'affirme l'élan libérateur qui constitue la personnalité en son suprême achèvement. Mais cette offrande ne saurait jaillir en vivante fusée, si elle ne répondait à l'aimantation d'une générosité qui l'accueille et qui la prévient. C'est par là précisément que la divinité nous touche et que nous touchons à elle, dès que nous démarrons réellement de la biologie.

La pauvreté sous le visage de laquelle Saint François perçoit la divinité est la résonance, en lui, du personnalisme infiniment dépouillé des relations trinitaires, où la vie fulgure entre les nœuds de générosité qui s'en communiquent éternellement la vibration.

On ne s'étonne plus, dès lors, que la suprême consigne du Christ soit d'aimer l'homme, pour authentifier notre amour envers Dieu (qui garde évidemment toujours sa primauté) justement parce que l'intimité humaine est le sanctuaire de l'intimité divine et que méconnaître la dignité de celle-là c'est se soustraire au rayonnement de celle-ci. L'Evangile ne peut se faire jour que dans une transfiguration de la condition humaine, à tous les niveaux du réel qu'elle embrasse.

L'humanisme chrétien vise l'homme possible, issu d'une nouvelle naissance ; il ne conçoit la promotion humaine qu'au prix d'une totale évacuation de soi. Un tel humanisme est consubstantiel à la religion de Jésus. On y retrouve partout un horizon humain.

Et d'abord dans l'Eglise dont le nom même affirme la nécessité d'être ensemble, de devenir universel. Cette prise en charge de tous, à travers le bien confié à la conscience de chacun, est symbolisée et renouvelée dans les sacrements. Ce n'est pas un hasard, qui fait du repas eucharistique le centre de la vie ecclésiale. On y vient avec les autres et pour eux. On n'y communie à la présence du Seigneur qu'en devenant une présence fraternelle au monde entier, explicitement évoqué dans la prière liturgique.

Les autres signent sacrés, tous ordonnés à l'Eucharistie, expriment et réalisent la même intention. On naît, par le baptême, au corps mystique pour s'universaliser dans la communauté ecclésiale. On se confesse à Dieu, dans le prêtre, par la communauté, et l'on est absous par le Seigneur, dans le prêtre, au bénéfice de tous ses membres, lésés par le mal que l'on avait commis.

Ces gestes de la vie humaine qui symbolisent et communiquent la vie divine, expriment et engendrent une existence communautaire qui a ses assises dans la solitude personnelle de chacun ; chacun les vivant selon la vocation exclusivement sienne qui constitue proprement son unicité.

Une telle lecture des signes sacrés où s'atteste le plus parfait équilibre entre communauté et solitude, confirme l'identité, déjà soulignée, et si souvent méconnue, du plus personnel avec le plus universel. La personnalité est cette résonance même, cette sonorité créatrice où éclate, dans le silence de soi, la musique de l'éternel amour. L'on devient réellement une intériorité que rien ne peut désintégrer, quand on n'a d'autre demeure que l'amour où l'on ne cesse de se quitter.

C'est tout le secret de la liberté qui est le pouvoir de disposer de soi dans le don de soi. C'est également le sens de l'action. Un homme vraiment libre est un libérateur.

 

Telle est, semble-t-il, la condition humaine dans cette existence axée sur deux registres, où ce qui est manifeste nous renvoie toujours à un secret inépuisable. Rien n'est plus précieux et délicat que cet équilibre silencieux. Nous y atteignons rarement, mais de l'avoir éprouvé une seule fois suffit pour nous donner la mesure de l'homme. Croire à l'homme signifie cela : ou rien.

C'est pourquoi, finalement, la question qui se pose à nous avec la suprême urgence d'une interrogation où se joue le destin de l'humanité : Croyez-vous en l'homme ?, revient à celle-ci : êtes-vous prêts à payer le prix de la transmutation qui le doit promouvoir à lui-même ; êtes-vous décidé à en être, selon vos moyens, le noyau et le ferment en tout individu que la vie mettra sur votre route ; êtes vous résolu à vous effacer, en chacun, devant la valeur dont vous avez la charge en lui autant qu'en vous ?

 

Anne Josnin et Serge Lellouche

Fraternité des chrétiens indignés

 

  

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Commentaires

> Passionnant, merci !
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Écrit par : TheophileR / | 17/10/2013

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